"Ils font tout pour que ça dégénère" : en Catalogne, les pro-indépendantistes défendent la radicalisation de leur combat
Deux ans après le référendum d'autodétermination, la haine entre partisans et adversaires de l'indépendance catalane semble avoir atteint un point de non-retour. Cette région du nord-est de l'Espagne est sous tension depuis la condamnation, le 14 octobre, de neuf séparatistes. Une nouvelle manifestation est organisée samedi.
Le groupe de touristes russes a d'abord cru que les insultes lui étaient adressées, avant de comprendre qu'elles visaient en réalité les policiers de la Guardia Civil (garde civile) postés dans le secteur. Il est 11 heures, mercredi 23 octobre, et les premiers "feixistes" ("fascistes") résonnent déjà dans la Carrer dels Comtes, la ruelle qui longe par l'ouest la cathédrale de Barcelone (Espagne). Enroulés dans des drapeaux rouge et or, les partisans de l'indépendance de la Catalogne manifestent une nouvelle fois pour dénoncer l'emprisonnement de neuf dirigeants séparatistes pour "sédition" et "désobéissance". Pour rythmer les slogans, Montserrat a sorti de sa poche son sifflet. "Il est toujours quelque part sur moi, crie la retraitée de 66 ans au milieu du brouahaha. Je le garderai tant que Madrid ne reculera pas !"
Ce n'est clairement pas la manifestation la plus garnie que la capitale catalane ait connue ces derniers jours, pas la plus violente non plus. Rien à voir avec les affrontements qui ont fait plus de 180 blessés, quatre jours plus tôt, dans le quartier des célèbres Ramblas, quand des groupes ont incendié du mobilier urbain pour en faire des barricades. Rien à voir non plus avec les jets d'acide et de cocktails Molotov que les Mossos (les policiers catalans) disent avoir reçus. Ou avec les heurts qui ont éclaté lundi 14 octobre dans les allées de l'aéroport, entraînant l'annulation de plus d'une centaine de vols.
"Porcs" et "persona non grata"
A y regarder de plus près, la condamnation des neuf dirigeants indépendantistes à des peines allant de neuf à treize ans de prison semble surtout avoir servi d'étincelle à un feu qui attendait d'être rallumé. Depuis la victoire du "oui" au référendum d'autodétermination organisé en octobre 2017, les tensions ont en effet atteint un point de non-retour.
Les noms d'oiseaux volent sur Twitter. Début mai, Nuria de Gispert, l'ancienne présidente du Parlement catalan, a par exemple traité de "porcs" les dirigeants de plusieurs partis opposés à l'indépendance, avant de supprimer son message. Quelques mois plus tôt, elle avait déjà demandé à Inés Arrimadas, la porte-parole du parti libéral Ciudadanos, pourquoi elle "ne retournait pas à Cadix", la ville d'Andalousie où elle a grandi.
La ex presidenta del Parlament me quiere echar de Cataluña por mis ideas. Otra muestra del nacionalismo excluyente. El 21D tenemos la oportunidad de ganarles y gobernar de otra manera para que en Cataluña no se vuelva a señalar a nadie por su origen o sus ideas #Votarem pic.twitter.com/HYxLIa6YG7
— Inés Arrimadas (@InesArrimadas) November 16, 2017
C'est aussi que les prises de bec ne s'arrêtent pas toujours aux mots. Inés Arrimadas et le président du parti Ciudadanos Albert Rivera ont ainsi été déclarés persona non grata par la commune de Sant Andreu de Llavaneres, située au nord-est de Barcelone. Même "sanction" pour le socialiste Josep Borrell, qui n'a carrément plus le droit de mettre les pieds chez lui, à La Pobla de Segur. Une banderole a même été plantée à l'entrée du village. Elle traite l'ex-président du Parlement européen et actuel ministre des Affaires étrangères de "honte de La Pobla".
Pancarta contra Borrell en su pueblo, La Pobla de Segur (Lleida) pic.twitter.com/fSx2TYQ4wO
— Niaklalp ))) (@niaklalp) June 7, 2018
Et, désormais, c'est à l'eau de Javel que l'on nettoie les sols où les responsables anti-indépendance se déplacent. Cette vidéo a par exemple été tournée en février dernier à Amer, après un meeting d'Inés Arrimadas. Balai à la main, des militants frottent en criant "Desinfectem !" ("Désinfectons !"). Le jour de sa venue, beaucoup de commerçants ont d'ailleurs choisi de baisser le rideau en signe de protestation. Cette ville est un symbole fort : c'est de là qu'est originaire le leader indépendantiste Carles Puigdemont, aujourd'hui en exil à Bruxelles.
Depuis quelque temps, les responsables politiques ne sont plus les seules cibles. Certains artistes ou universitaires affirment aussi subir des pressions. Leur tort : avoir un avis différent sur la question de l'indépendance. Des conférences ont déjà fait l'objet d'appels au boycott. Et mi-mai, la chanteuse Marta Sanchez, vue comme un soutien de Madrid, a dû quitter la scène de Badalona, dans la banlieue de Barcelone. Elle n'avait pourtant interprété qu'une seule chanson : elle et ses musiciens commençaient à recevoir des œufs jetés depuis le public.
"Je ne vois pas de violence dans notre camp"
Emmitouflée dans son gilet en laine, Montserrat hausse les épaules. L'air de dire : "Circulez, il n'y a rien à voir sur ce plan-là". "Moi, je ne vois pas de violence dans notre camp, vitupère, mi-agacée, mi-indignée, celle qui a passé sa vie à organiser des expositions dans les musées. J'y vois plutôt de la résistance. La violence, elle est du côté de l'Etat espagnol et de la police. Ils font tout pour que ça dégénère. C'est une tactique pour nous décrédibiliser !"
J'ai combattu le franquisme quand j'étais jeune. Je suis horrifiée de voir que c'est pareil avec la répression aujourd'hui. Ils sont complètement fous !
Montserrat, 66 ans, retraitéeà franceinfo
Antonio a bien failli renverser son demi de bière quand on a commencé à poser le débat sur le comptoir du bar de l'avenue Diagonale, où il a ses habitudes. "Ma femme vient justement du village où plusieurs responsables de Ciudadanos ont été déclarés persona non grata, commence par dire le père de famille. Mais vous savez ce qu'il s'est passé ? Ils ont quand même osé venir sur place ! Mais enfiiiin, qui provoque qui, là ? Ils s'attendaient à quoi ?"
Cette question de la violence est certainement la plus compliquée à aborder, chacun voyant midi à sa porte. Au sein des cortèges, quelques manifestants que franceinfo a interrogés estiment pourtant que "les choses vont parfois trop loin". "Le risque, c'est de devenir inaudible, grince des dents Liz, une étudiante de 26 ans. A force de faire le tri, de tout voir en noir ou blanc, on pourrait bien fatiguer les gens. Et ça, ce serait contre-productif."
"A un moment, tu perds patience"
Elle a à peine terminé sa phrase qu'une dame s'en va justement fendre la foule pour adresser un pouce d'encouragement aux policiers présents devant le cortège depuis plus d'une heure. Bandeau sur les yeux pour symboliser "le silence de la communauté internationale face à la répression que l'on subit", Teresa regarde puis fait mine de n'avoir rien vu. "De toute façon, ça se voit, on est beaucoup plus nombreux, estime au "doigt mouillé" la dame de 73 ans. On en fait tout un plat parce que quatre containers ont brûlé. Pardon, mais pour moi, ce n'est pas de la violence ça. C'est de l'autodéfense ! Pas vrai ?"
Au fil de la conversation, Antonio finira par reconnaître s'être "radicalisé un tout petit peu" depuis qu'il a glissé son bulletin "oui" dans l'urne, il y a deux ans. "J'ai 48 ans, mais si j'en avais 20, je ne sais pas si je ne serais pas en train de jeter des pierres contre la police, admet-il. Je justifie et j'accepte cette violence. Il faut se mobiliser pour changer les choses. Si ça doit passer par la violence, ça passera par la violence."
Il y a deux ans, on a levé les mains et on a pris des coups. Mais on ne va pas lever les mains à chaque fois. On n'est pas Jésus. Si on prend une claque, on ne va pas en prendre une deuxième. Si on te répond toujours non, tu fais quoi, toi ?
Antonioà franceinfo
Devant la police nationale, Via Laietana, où la manifestation du jour touche à sa fin, Teresa sourit en regardant ce qu'elle appelle "la relève". Des jeunes, parfois mineurs, poings levés en l'air. "Nos aînés ont beaucoup trop attendu, intervient Jordi, qui aura 18 ans à la fin de l'année. Nous, on n'attendra pas autant, promet-il. La violence, elle est normale, nécessaire, inévitable même. La police a le droit de donner des coups et pas nous ?" Il marque une pause, puis reprend : "Ils s'en remettront." "Peut-être que moi aussi je finirai par jeter des déchets sur la police !, reprend Teresa, revigorée par ce qu'elle entend autour d'elle. A un moment, tu perds patience."
Avant de quitter le cortège à son tour, Montserrat insiste pour nous montrer des photos prises la veille, place d'Espagne, quand la fontaine s'est remplie de bulles de savon. Les manifestants étaient invités à apporter du liquide vaisselle avec eux. "C'est une manière de nettoyer toute la merde qui nous empêche d'avancer, dit-elle. Et croyez-moi, il faudra encore quelques doses pour tout enlever."
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